Joël Cartron, Les réclamations des particuliers relatives aux autorisations d'occupation du sol : caractéristiques et modalités de traitement dans un bureau d'administration centrale (ministère de l'équipement), université Paris I, 1993, 675p.

 

RESUME DE LA THESE

L'objet de la thèse concerne un sujet peu étudié, les requêtes adressées par de simples citoyens à un ministre, personnalité au sommet de l'Etat et ayant une double nature (chef politique et responsable administratif). La question centrale est de déterminer si ces recours contribuent à protéger les citoyens contre l'arbitraire. L'analyse juridique, insuffisante à la compréhension de ces recours et de leur traitement par l'institution politico-administrative, a été complétée par une approche de science administrative. Les choix théoriques (marqués par un large usage de la sociologie des organisations) et méthodologiques (avec notamment la question de l'observation participante) ont été explicités dans un chapitre introductif.

La première partie décrit les réclamations et leurs modalités de traitement au sein du ministère, et en préalable à la compréhension des comportements stratégiques des divers acteurs (cabinet ministériel, administration, réclamants), analyse la position juridique du ministre destinataire : contenus des réponses possibles, obligations (retransmission, accusé de réception, réponse) et effets juridiques de l'instruction (sur la recevabilité du recours pour excès de pouvoir et les actions en responsabilité). Ces requêtes sont variées par le contenu des demandes (révision d'une décision, cessation de l'inertie, demandes de clémence après des sanctions administratives ou pénales, souhaits de remise en ordre des services, dénonciations vengeresses, etc.) et l'argumentaire (juridique mais aussi économique, social, politique...). Elles apparaissent ainsi plus complexes et plus équivoques (demandes de reconnaissance de droits ou demandes de faveur...), reflet du double rôle du ministre, et cela oblige à envisager, inversement à la perspective initiale, les risques d'un arbitraire à rebours. L'observation du traitement effectif de ces requêtes révèle les problèmes soulevés (lourdeur des procédures, irrégularité des flux, etc.), les résultats médiocres (lenteur des réponses sur le fond, contenu généralement confirmatif, etc.) et les fonctions plus ou moins bien remplies (assistance sociale, information, contrôle de l'application de la réglementation, prévention et correction des litiges). L'étude détaillée de quelques dossiers explicite les difficultés d'instruire au niveau administratif central des requêtes relatives à des décisions locales, compte tenu notamment d'une double dépendance (par rapport au cabinet du ministre et par rapport aux décideurs locaux).

Dans la deuxième partie, les réclamations sont resituées dans le cadre plus global des rapports de l'administration de l'équipement avec son environnement et les voies de contestation ouvertes aux réclamants. Elles s'expliquent pour une grande part par l'ignorance et la méconnaissance par les citoyens du droit de l'urbanisme, droit complexe réservé aux spécialistes, et leur quasi exclusion du processus décisionnel local partagé entre des acteurs divers et surtout, maires (et services municipaux), directions départementales de l'équipement, préfectures. Les requêtes au ministre reflètent et reproduisent des phénomènes sociologiques plus ou moins étendus localement (comme les relations personnalisées de dépendance et d'allégeance, le clientélisme). A un niveau plus psychologique, les réclamations résultent de l'idéalisation d'un destinataire lointain et peu connu, ce qui permet à l'individu en situation d'échec, de retrouver un équilibre en s'exprimant ou plus spécifiquement en défoulant l'agressivité suscitée par la situation litigieuse. Elles apparaissent aussi, du point de vue des requérants, comme une ultime voie de recours en raison de l'échec ou de la renonciation - pour divers motifs - à user d'autres modalités de contestation (recours contentieux, appels aux médias, sollicitations des notables, demandes aux associations, etc.). Du point de vue du destinataire, si le traitement des réclamations n'est pas un enjeu primordial, il est nécessaire car le ministre, homme politique, est tributaire de son image et doit veiller, de manière plus marquée en certaines périodes, à atténuer les répercussions électorales du mécontentement provoqué par l'activité administrative. Pour l'administration, cette forme discrète et peu valorisée de relations publiques, est un moyen de sauvegarder une crédibilité nécessaire au bon exercice de son rôle tant au niveau local que central. Gérer un secteur de la réglementation étatique en disposant de services chargés au moins en partie de son application est une responsabilité qui comporte des implications au-delà de la participation à l'élaboration de textes juridiques ou d'information.

La troisième partie vise à éclairer les causes des limites et des blocages du traitement des réclamations au niveau administratif central en étudiant la situation des acteurs chargés de ce rôle. La rationalisation de l'instruction des requêtes par des procédures standardisées et l'usage de formules préimprimées, en fonction de diverses hypothèses, correspondent à des "schémas d'exécution" qui réduisent les efforts d'attention, de mémorisation et de réflexion, facilitent l'émission de la communication, sa transmission et sa réception par les services locaux, encadrent et rendent prévisible l'activité des agents. Mais la standardisation, l'impersonnalité, le ritualisme et le formalisme des procédures d'instruction, laissant peu de place à la réflexion, comportent aussi des effets négatifs (atténuation de la portée d'enquêtes peu impliquantes et non inquisitoriales, comportements dérisoires ou absurdes comme la transmission de lettres illisibles ou incohérentes ou la préparation de réponse pour des recours hiérarchiques concernant un enjeu mineur mais soulevant des problèmes juridiques complexes), qui favorisent le retrait des agents, l'inertie, la lenteur et le conformisme. De plus, à tous les niveaux, les instructions sont partiellement respectées. Ainsi, les services locaux pour diverses raisons, fournissent parfois aux services centraux des "éléments d'information" tardifs, vagues, biaisés, erronés ou incomplets et donc insuffisants à la compréhension du litige et ceux-ci pour s'épargner des efforts incertains d'aboutir et d'un intérêt douteux composent en général avec ces carences. Si les agents ne font pas tout ce qu'ils devraient, ils ne peuvent faire ce qu'ils veulent. En effet, les garanties offertes par le statut général de la fonction publique ne suffisent pas à accorder aux fonctionnaires une marge de manœuvre étendue, compte tenu de la relative vulnérabilité de leur situation (distinction de l'emploi et du grade, obligations de réserve et de discrétion professionnelle, irrecevabilité de nombreux recours tenant à leur objet, etc.), et plus spécifiquement leur état d'assujettissement à la fois juridique (le principe hiérarchique et l'obligation d'obéissance, les risques de sanctions officielles et surtout de sanctions déguisées) et psychosociologique (dépendance informationnelle, pression au conformisme, etc.). Ces éléments variés parmi lesquels il faut inclure des formes de contrôle indirect et subtil, notamment par le biais de diverses tolérances, vont à l'encontre du souhait de nombreux réclamants de trouver un "juge" impartial, et surtout bienveillant, et établissent l'impossibilité d'assimiler à une activité juridictionnelle le contrôle de la légalité des décisions administratives locales par les services administratifs centraux.

Le bilan des recours au ministre apparaît donc mitigé. Si les risques (favoritisme, pression abusive sur les fonctionnaires, etc.) liés à certaines sollicitations et à la supervision politique de leur instruction (rôle du cabinet) sont réels, il ne faut pas les surestimer dans une démocratie revendiquant le titre d'Etat de droit dans laquelle notamment les fonctionnaires bénéficient de protections, le pouvoir est réparti par la déconcentration et les contrôles juridictionnels réels. A l'inverse, l'effet correctif de l'instruction des réclamations, contrôle de légalité a posteriori, est également limité par de nombreux facteurs : instance administrative pour une part juge et partie, difficultés intrinsèques à modifier des décisions (surtout celles ayant produit des effets), impossibilité pour le ministre d'agir en lieu et place d'un subordonné disposant en vertu des lois et des règlements d'une compétence propre, etc. L'instruction des réclamations contribue surtout à atténuer le sentiment d'arbitraire par l'information, l'explication et la justification des décisions, favorisant ainsi leur acceptation, la résignation et l'apaisement et limitant le mécontentement et les critiques. Mais, auprès des services déconcentrés, elle a aussi un effet bénéfique d'incitation au respect de la légalité par le rappel du lien hiérarchique et l'éventualité d'un contrôle de légalité et l'obligation, parfois délicate et éprouvante, pour les décideurs locaux de s'expliquer et de justifier les décisions contestées. La réduction de l'arbitraire peut aussi résulter de l'élaboration d'une doctrine ou d'instructions sur des questions juridiquement controversées. Finalement ces requêtes à l'échelon central - économiquement peu coûteuses pour les réclamants -, à propos desquelles, il faut se garder d'analyses univoques et simplistes tant les comportements des réclamants et des agents publics sont variés et parfois inattendus, apparaissent d'autant moins évitables malgré la décentralisation marquée en matière d'urbanisme et le manque de garanties quant à leur traitement, que l'Etat reste compétent pour élaborer les règles juridiques et dispose de services déconcentrés chargés de leur application (et contrôler leur application) et qu'un pouvoir géographiquement plus proche n'est pas nécessairement plus juste ou plus légitime qu'un pouvoir plus lointain tandis que tenter d'obtenir satisfaction auprès des dépositaires de l'autorité de l'Etat demeure un réflexe profondément ancré dans les mentalités collectives.

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