Considérant que M. Papon,
qui a occupé de juin 1942 à août 1944 les fonctions de secrétaire
général de la préfecture de la Gironde, a été condamné le 2 avril 1998
par la cour d'assises de ce département à la peine de dix ans de réclusion
criminelle pour complicité de crimes contre l'humanité assortie
d'une interdiction pendant dix ans des droits civiques, civils et de
famille ; que cette condamnation est intervenue en raison du concours
actif apporté par l'intéressé à l'arrestation et à
l'internement de plusieurs dizaines de personnes d'origine juive, dont
de nombreux enfants, qui, le plus souvent après un regroupement au camp
de Mérignac, ont été acheminées au cours des mois de juillet, août et
octobre 1942 et janvier 1944 en quatre convois de Bordeaux à Drancy avant
d'être déportées au camp d'Auschwitz où elles ont trouvé la mort ;
que la cour d'assises de la Gironde, statuant le 3 avril 1998
sur les intérêts civils, a condamné M. Papon à payer aux parties
civiles, d'une part, les dommages et intérêts demandés par elles,
d'autre part, les frais exposés par elles au cours du procès et non
compris dans les dépens ; que M. Papon demande, après le refus
du ministre de l'intérieur de faire droit à la démarche qu'il a
engagée auprès de lui, que l'Etat soit condamné à le garantir et à
le relever de la somme de 4 720 000 F (719 559 euros)
mise à sa charge au titre de ces condamnations ;
Sur le fondement de l'action engagée :
Considérant qu'aux
termes du deuxième alinéa de l'article 11 de la loi du 13 juillet 1983
portant droits et obligations des fonctionnaires : « Lorsqu'un
fonctionnaire a été poursuivi par un tiers pour faute de service et que
le conflit d'attribution n'a pas été élevé, la collectivité
publique doit, dans la mesure où une faute personnelle détachable de
l'exercice de ses fonctions n'est pas imputable à ce fonctionnaire,
le couvrir des condamnations civiles prononcées contre lui » ;
que pour l'application de ces dispositions, il y a lieu - quel que
soit par ailleurs le fondement sur lequel la responsabilité du
fonctionnaire a été engagée vis-à-vis de la victime du
dommage - de distinguer trois cas ; que, dans le premier, où le
dommage pour lequel l'agent a été condamné civilement trouve son
origine exclusive dans une faute de service, l'administration est tenue
de couvrir intégralement l'intéressé des condamnations civiles
prononcées contre lui ; que, dans le deuxième, où le dommage
provient exclusivement d'une faute personnelle détachable de
l'exercice des fonctions, l'agent qui l'a commise ne peut au
contraire, quel que soit le lien entre cette faute et le service, obtenir
la garantie de l'administration ; que, dans le troisième, où une
faute personnelle a, dans la réalisation du dommage, conjugué ses effets
avec ceux d'une faute de service distincte, l'administration n'est
tenue de couvrir l'agent que pour la part imputable à cette faute de
service ; qu'il appartient dans cette dernière hypothèse au juge
administratif, saisi d'un contentieux opposant le fonctionnaire à son
administration, de régler la contribution finale de l'un et de
l'autre à la charge des réparations compte tenu de l'existence et de
la gravité des fautes respectives ;
Sur l'existence d'une faute personnelle :
Considérant que l'appréciation
portée par la cour d'assises de la Gironde sur le caractère personnel
de la faute commise par M. Papon, dans un litige opposant M. Papon
aux parties civiles et portant sur une cause distincte, ne s'impose pas
au juge administratif statuant dans le cadre, rappelé ci-dessus,
des rapports entre l'agent et le service ;
Considérant qu'il
ressort des faits constatés par le juge pénal, dont la décision est au
contraire revêtue sur ce point de l'autorité de la chose jugée, que
M. Papon, alors qu'il était secrétaire général de la préfecture
de la Gironde entre 1942 et 1944, a prêté son concours actif à
l'arrestation et à l'internement de 76 personnes d'origine juive
qui ont été ensuite déportées à Auschwitz où elles ont trouvé la
mort ; que si l'intéressé soutient qu'il a obéi à des ordres
reçus de ses supérieurs hiérarchiques ou agi sous la contrainte des
forces d'occupation allemandes, il résulte de l'instruction que M. Papon
a accepté, en premier lieu, que soit placé sous son autorité directe le
service des questions juives de la préfecture de la Gironde alors que ce
rattachement ne découlait pas de la nature des fonctions occupées par le
secrétaire général ; qu'il a veillé, en deuxième lieu, de sa
propre initiative et en devançant les instructions venues de ses supérieurs,
à mettre en oeuvre avec le maximum d'efficacité et de rapidité les opérations
nécessaires à la recherche, à l'arrestation et à l'internement des
personnes en cause ; qu'il s'est enfin attaché personnellement
à donner l'ampleur la plus grande possible aux quatre convois qui ont
été retenus à sa charge par la cour d'assises de la Gironde, sur les
11 qui sont partis de ce département entre juillet 1942 et juin 1944, en
faisant notamment en sorte que les enfants placés dans des familles
d'accueil à la suite de la déportation de leurs parents ne puissent en
être exclus ; qu'un tel comportement, qui ne peut s'expliquer
par la seule pression exercée sur l'intéressé par l'occupant
allemand, revêt, eu égard à la gravité exceptionnelle des faits et de
leurs conséquences, un caractère inexcusable et constitue par là-même
une faute personnelle détachable de l'exercice des fonctions ; que
la circonstance, invoquée par M. Papon, que les faits reprochés ont
été commis dans le cadre du service ou ne sont pas dépourvus de tout
lien avec le service est sans influence sur leur caractère de faute
personnelle pour l'application des dispositions précitées de
l'article 11 de la loi du 13 juillet 1983 ;
Sur l'existence d'une faute de service :
Considérant que si la déportation
entre 1942 et 1944 des personnes d'origine juive arrêtées puis internées
en Gironde dans les conditions rappelées ci-dessus a été organisée à
la demande et sous l'autorité des forces d'occupation allemandes, la
mise en place du camp d'internement de Mérignac et le pouvoir donné au
préfet, dès octobre 1940, d'y interner les ressortissants étrangers
« de race juive », l'existence même d'un service des
questions juives au sein de la préfecture, chargé notamment d'établir
et de tenir à jour un fichier recensant les personnes « de race
juive » ou de confession israélite, l'ordre donné aux forces de
police de prêter leur concours aux opérations d'arrestation et
d'internement des personnes figurant dans ce fichier et aux responsables
administratifs d'apporter leur assistance à l'organisation des
convois vers Drancy - tous actes ou agissements de l'administration
française qui ne résultaient pas directement d'une contrainte de
l'occupant - ont permis et facilité, indépendamment de l'action
de M. Papon, les opérations qui ont été le prélude à la déportation ;
Considérant que si
l'article 3 de l'ordonnance du 9 août 1944 relative au rétablissement
de la légalité républicaine sur le territoire continental constate
expressément la nullité de tous les actes de l'autorité de fait se
disant « gouvernement de l'Etat français » qui « établissent
ou appliquent une discrimination quelconque fondée sur la qualité de
juif », ces dispositions ne sauraient avoir pour effet de créer un
régime d'irresponsabilité de la puissance publique à raison des faits
ou agissements commis par l'administration française dans
l'application de ces actes, entre le 16 juin 1940 et le rétablissement
de la légalité républicaine sur le territoire continental ; que,
tout au contraire, les dispositions précitées de l'ordonnance ont, en
sanctionnant par la nullité l'illégalité manifeste des actes établissant
ou appliquant cette discrimination, nécessairement admis que les
agissements auxquels ces actes ont donné lieu pouvaient revêtir un
caractère fautif ;
Considérant qu'il résulte
de tout ce qui précède que la faute de service analysée ci-dessus
engage, contrairement à ce que soutient le ministre de l'intérieur, la
responsabilité de l'Etat ; qu'il incombe par suite à ce dernier
de prendre à sa charge, en application du deuxième alinéa de
l'article 11 de la loi du 13 juillet 1983, une partie des
condamnations prononcées, appréciée en fonction de la mesure qu'a
prise la faute de service dans la réalisation du dommage réparé par la
cour d'assises de la Gironde ;
Sur la répartition finale de la charge :
Considérant qu'il sera
fait une juste appréciation, dans les circonstances de l'espèce, des
parts respectives qui peuvent être attribuées aux fautes analysées
ci-dessus en condamnant l'Etat à prendre à sa charge la moitié du
montant total des condamnations civiles prononcées à l'encontre du
requérant le 3 avril 1998 par la cour d'assises de la Gironde ;
D E C I D E :
Article 1er : L'Etat est condamné à
prendre à sa charge la moitié du montant total des condamnations civiles
prononcées à l'encontre de M. Papon le 3 avril 1998 par
la cour d'assises de la Gironde.
Article 2 : Le surplus des conclusions de la requête de M. Papon
est rejeté.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à M. Maurice Papon
et au ministre de l'intérieur.
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